

TPE Champagne
Partie 1 : La formation de la bulle de champagne
C/ La naissance de la bulle
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Notion de rayon critique et de cellulose
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Pour créer des bulles au sein d’une phase liquide, il faut vaincre les forces de cohésion de Van der Waals qui relient les molécules du liquide entre elles. Nous venons de voir que le champagne est un liquide sursaturé en gaz carbonique. Nous allons maintenant démontrer que ce dégazage ne peut s’opérer par formation de bulles que s’il existe déjà dans le liquide des embryons de bulles dont le rayon est supérieur à un rayon minimum appelé rayon critique. D’après les études de Gérard Liger-Belair, nous pouvons estimer ce rayon critique à une valeur de 0.2 μm.
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En effet, il faut nécessairement que des embryons de bulles de rayon supérieur au rayon critique préexistent dans le vin pour que ces bulles grossissent et provoquent l’effervescence si familière. Une question nous brûle les lèvres : d’où viennent ces germes gazeux qui sont véritablement les catalyseurs de l’effervescence ? Ainsi nous allons étudier le principe de la nucléation de bulles.
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Afin d’étudier dans le détail la dynamique associée à la nucléation des bulles dans un vin effervescent, le laboratoire d’œnologie et chimie appliquée de l’université de Reims s’est équipé d’une caméra rapide capable de de filmer entre 200 et 3 000 images par seconde. La caméra a également été munie d’un objectif de microscope dont le champ est susceptible de varier entre 2mm et 200 μm.
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Après le versement du champagne dans la flûte, ils ont systématiquement dirigé l’objectif de leur caméra à la base des chapelets de bulles qui grimpent le long de la paroi afin d’observer in situ leur origine. L’œil de la caméra apporte la confirmation expérimentale que les bulles de champagne ne naissent pas ex nihilo.
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En effet, à la base de chaque chapelet de bulles, on trouve toujours une microscopique particule de matière. Contrairement à une idée encore très largement répandue, les bulles ne se forment pas sur les défauts du verre, trop rares, et dont les dimensions sont très inférieures au rayon critique de la théorie de la nucléation. Dans la très grande majorité des cas, la particule est une fibre grossièrement cylindrique, allongée (de quelques dizaines à quelques centaines de micromètres), creuse, avec une ouverture de quelques micromètres. Ce sont des fibres de cellulose abandonnées par le torchon d’essuyage. Lorsque les bulles apparaissent dans un liquide sursaturée en gaz dissous à partir de microscopiques poches de gaz, comme c’est le cas des bulles dans les vins effervescents, les scientifiques parlent de nucléation hétérogène non classique.
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Ces minuscules poches de gaz prisonnières seront donc autant de minuscules catalyseurs par lesquels le gaz carbonique dissous pourra diffuser et fuir ainsi le liquide sursaturé.
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Les fibres de cellulose étant les principaux sites de nucléation dans une flûte, nous allons au préalable tenter de mieux les caractériser. Les fibres de cellulose sont de minuscules petits tubes creux, plus ou moins réguliers, longs de quelques dizaines à quelques centaines de micromètres. La cavité s’appelle le lumen. Son diamètre est d’une dizaine de micromètres. L’épaisseur de la paroi varie autour de quelques micromètres. La cellulose est le constituant principal des végétaux. C’est un polysaccharide, c’est-à-dire un polymère dont l’unité monomère est un sucre. Les monomères sont des β-D-glucopyranoses qui s’assemblent en de longues chaînes linéaires pour former la molécule de cellulose.
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Les molécules de cellulose s’entrelacent en de longs « rubans » reliés entre eux par des liaisons hydrogène pour former des structures compactes et rigides : les microfibrilles. C’est microfibrilles d’une longueur avoisinant le micromètre et d’un diamètre d’environ dix nanomètres sont des briques élementaires qui forment la paroi de la fibre.
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Du point de vue de la physique, on peut considérer la fibre de cellulose comme un minuscule tube capillaire cylindrique. La cellulose a la particularité d’être un matériau hydrophile en conséquence de quoi, tout liquide mouillant vis-à-vis de la paroi de cellulose va progressivement envahir le lumen central par capillarité. Au moment du versement du vin dans la flûte, un front liquide progresse le long de la paroi de la flûte, de bas en haut.
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Ce front liquide rencontre sur son passage des fibres de cellulose absorbées sur les parois intérieures du contenant. Au contact de ce minuscule tube capillaire qu’est la fibre de cellulose, le liquide va l’envahir par succion capillaire. En définitif, si le liquide qui envahit progressivement le lumen par succion capillaire ne parvient pas à le remplir en totalité avant que la fibre soit entièrement immergée, une petite poche d’air sera systématiquement piégée à l’intérieur du lumen de la fibre. Nous venons ainsi de définir une condition pour le piégage d’un germe gazeux au moment du versement sur une particule immergée.
2. Production de la bulle
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Puisque le champagne est sursaturé en gaz carbonique dont l’unique dessein est de rejoindre une phase gazeuse, les molécules de dissous vont s’engouffrer par diffusion dans la poche de gaz piégée au sein de la fibre. En retour, la poche de gaz va grossir dans le lumen jusqu’à ce qu’elle atteigne l’un des deux bouts de la fibre. Une fois parvenue à l’une des extrémités de la fibre, cette petite poche de gaz finit par « déborder » de la fibre.
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Une bulle se détache alors, laissant derrière elle une poche de gaz prisonnière de la fibre, qui pourra à nouveau grossir et engendrer une nouvelle bulle, et ainsi de suite jusqu’à ce que la concentration en gaz dissous dans le liquide atteigne une valeur critique en dessous de laquelle le gaz carbonique ne peut plus diffuser vers la poche de gaz. Une fibre standard pourra émettre plusieurs dizaine de milliers de bulles avant que la concentration en dissous atteigne cette concentration critique.
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Ainsi, tel un minuscule métronome, chaque site de nucléation émet une bulle à intervalle de temps régulier. Un site émettant des bulles de façon régulière sera alors caractérisé par sa fréquence d’émission de bulles, qui est le nombre de bulles émises chaque seconde : on l’appelle fréquence de bullage. Pour un site de nucléation donné, cette fréquence de bullage va progressivement décroître avec le temps, le dissous s’échappant progressivement de la matrice liquide.
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Dans une flûte, quelques secondes après le versement, nous remarquons que la gamme des fréquences observables est large. Au sein d’un même verre et au même moment, les fréquences de bullages sont comprises typiquement entre 1 et 30 bulles/s pour les sites de nucléation les plus actifs. En début de dégusation, la fréquence de bullage moyenne dans un vin effervescent se situe typiquement autour de 15 bulles/s.
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Ce modèle nous permet ainsi d’éxaminer l’influence de plusieurs paramètres pertinents, tels que les fibres de celluloses hydrophyles, la concentration en gaz dissous, la pression et la température sur la fréquence de bullage d’une fibre de cellulose :
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Comme nous venons de le voir, l’absence d’un contact entre la bulle naissante et la fibre a donc une conséquence directe sur la taille de la bulle au moment où elle quitte son site de nucléation. Si la Nature avait fait des fibres de cellulose hydrophobes et non pas hydrophiles,les bulles s’y ancreraient avant de décoller, et elles seraient beaucoup plus grosses.
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On se rend compte immédiatement du rôle de la concentration en gaz dissous sur la fréquence de bullage d’une fibre. Au cours d’une dégustation, le gaz dissous s’échappe progressivement du vin par bullage et par diffusion à travers la surface libre. La concentration en gaz dissous décroît progressivement ainsi que la fréquence de bullage d’une fibre. On comprend également pourquoi la fréquence de bullage « moyenne » d’une fibre est moins importante dans une bière qui compte environ deux à trois fois moins de gaz dissous qu’un vin effervescent.
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Augmenter ou diminuer la pression ambiante joue aussi sur la fréquence de bullage d’une fibre. En effet Gérard Liger-Belair ainsi que d’autres scientifiques ont mis en place une équation qui nous apprend que diminuer la pression (en montagne par exemple) augmente la fréquence de bullage, et augmenter la pression la diminue. Des alpinistes parvenus au sommet du mont blanc ( à 4 807 m d’altitude, la pression ambiante est environ la moitié de celle qu’elle est au niveau de la mer) et qui souhaiteraient porter un toast à leur exploit en dégustant une flûte de champagne seraient certainement surpris par l’intensité de l’effervescence dans leur flûte. Pour une pression aussi réduite, la fréquence de bullage moyenne des fibres serait environ le double de ce qu’elle est sous la pression atmosphérique normale. A l’inverse, sous une pression hyperbare, cette fréquence serait diminuée.
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La température de dégustation du vin a également un rôle important à jouer sur l’intensité de l’effervescence dans une flûte. La température apparait dans cette même équation concernant la pression mais est également « cachée » dans le coefficient de Henry ainsi que dans la viscosité, qui dépendent tous deux de la température. Prenons le cas d’un vin effervescent standart dont le coefficient de Henry et la viscosité varient avec la température. Selon cette équation de la fréquence de bullage, augmenter la température du vin de 5°C à 15°C provoquerait une augmentation théorique de la fréquence de bullage d’environ 50%, ce qui est bien vérifié par l’expérience commune. En effet, un vin effervescent servi « tiède » présente toujours une effervescence plus intense qu’à basse température.
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Cependant une nucléation « artificielle », par gravure optimisée et rationnelle, peut-être une alternative intéressante à la maitrise de l’effervescence dans une flûte. On parle parfois de « point mousse ». En effet, beaucoup de verriers proposent depuis déjà plusieurs années des verres à dégustation gravés, afin de palier à un déficit de sites de nucléation naturels (lorsque les flûtes sont passées au lave-vaiselle et qu’elles sont stockées la tête en bas, par exemple). Les microfissures de la gravure (obtenues par gravure mécanique où impact laser) favorisent le piégage de poches d’air au moment où le champagne est versé dans le verre, permettant ainsi la production de bulles.
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Les gravures qui jouent le rôle de site de nucléation artificiels sont facilement reconnaissables. En effet, l’effervescence induite artificiellement ne ressemble pas aux trains de bulles très caratéristiques issus des microfibres de cellulose. Dans une flûte ainsi gravée, les sites de nucléation (les microfissures de la gravure) sont très rapprochés et les bulles ainsi nucléées interagissent entre elles dès la nucléation et tout au long de leur trajet vers la surface. Le résultat, plutôt désordonné, est souvent moins flatteur pour l’œil.